- CARTOUCHERIE DE VINCENNES
- CARTOUCHERIE DE VINCENNESCARTOUCHERIE DE VINCENNESDepuis le 26 décembre 1970, jour où la jeune compagnie du théâtre du Soleil, animée par Ariane Mnouchkine, décida, faute d’un local en apparence mieux adapté, d’y créer son nouveau spectacle: 1789 , la Cartoucherie de Vincennes est devenue un haut lieu du théâtre moderne. Cette création collective, la plus belle réalisation du théâtre français et la plus riche de sens depuis l’époque de Jean Vilar au T.N.P. dans les années cinquante, eut un immense retentissement qui changea la fortune de cette ancienne cartoucherie construite sous Napoléon III et laissée à l’abandon depuis de nombreuses années. Autour du théâtre du Soleil, qui en reste l’âme, sont venues se grouper d’autres entreprises. Parmi celles-ci, le théâtre de la Tempête et le théâtre de l’Aquarium.Au moment de s’installer à la Cartoucherie, Jean-Marie Serreau (1915-1973) a donné le nom de théâtre de la Tempête à sa compagnie en hommage à Une tempête , pièce d’Aimé Césaire qu’il avait montée l’année précédente. Après avoir marqué le mouvement théâtral des années cinquante, en contribuant à la découverte d’auteurs tels que Brecht, Adamov et Ionesco, J.-M. Serreau s’était en effet consacré à la mise en valeur de théâtres francophones du Tiers Monde. C’est ainsi qu’après son installation à la Cartoucherie le théâtre de la Tempête a créé Béatrice au Congo de B. Badié et La Terre battue de B. Bouhada. Déjà atteint par la maladie, l’infatigable pionnier se lança dans une tâche analogue en faveur des minorités de l’Hexagone. Il venait de régler la mise en scène du Printemps des bonnets rouges du poète breton Pol Keineg, quand il mourut le 22 mai 1973. La comédienne H. Forget, collaboratrice de J.-M. Serreau, secondée par B. Derlon, a fait du théâtre de la Tempête un lieu d’accueil pour les jeunes compagnies, qu’elle aide à produire leurs propres spectacles grâce à une subvention du ministère des Affaires culturelles.Le théâtre de l’Aquarium est né en 1970 de l’association de quelques comédiens amateurs, élèves de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Dans l’esprit de Mai-68, la troupe n’a pas de directeur individuel, bien que nul ne nie que Jacques Nichet ait joué un rôle indispensable de catalyseur, jusqu’à son départ en 1986. Voilà donc une troupe qui tente de faire du théâtre, sans auteur et sans metteur en scène, à partir du seul travail de l’acteur, rejetant de plus la division du travail entre régisseurs, éclairagistes, administratifs. Ayant débuté rue d’Ulm avec Les Évasions de M. Voisin , ils remportèrent leur premier succès au théâtre Récamier avec Les Marchands de ville , qui mettait en cause les abus de l’urbanisation. En 1973, ils s’installèrent dans un pavillon de la Cartoucherie. Gob, tu ne voleras point , Ah Q , La jeune lune tient la vieille lune entre ses bras , La Sœur de Shakespeare , Pépé ont traité théâtralement les divers aspects de la condition de l’homme moderne: travail en usine, condition féminine, vieillesse, sur un mode que la perfection du travail de l’acteur et son sens du comique sauvent du dogmatisme.Née en 1939, fille d’un producteur de films connu, Ariane Mnouchkine a fondé le théâtre du Soleil en 1964, en regroupant autour d’elle des camarades d’université dont aucun n’était professionnel. Le théâtre du Soleil fit des débuts modestes, mais remarqués, avec une pièce de Gorki, Les Petits-Bourgeois , qui fut un succès, et une adaptation du Capitaine Fracasse , qui fut un échec. La troupe, sans moyens ni lieu fixes, réussit à persuader les frères Bouglione de lui louer le cirque Montmartre (Médrano) pour y créer La Cuisine , de l’auteur anglais Arnold Wesker. Cette pièce décrit, d’une manière à la fois réaliste et critique, la condition ouvrière vue des cuisines d’une brasserie parisienne. Ce fut un triomphe. Du jour au lendemain, le théâtre du Soleil fut adopté par un public plus jeune, plus militant que le public habituel. Plus proche de Gorki que de Giraudoux, de Brecht que de Claudel, de Genet que de Beckett, Ariane Mnouchkine, poussée par ses camarades, n’a rien fait pour échapper au militantisme auquel la vouait une partie de son public. Elle a seulement tenu bon pour que ce militantisme ne soit pas entamé par la propagande, et pour restituer d’abord au théâtre quelques-uns de ces droits perdus dont parlait Jean Vilar.Inspiré par le cercle magique du cirque, le théâtre du Soleil y réalisa encore Le Songe d’une nuit d’été (1967) dont tous les critiques soulignèrent la maîtrise, qui rangeait d’ores et déjà la troupe parmi les rares à pouvoir soutenir la comparaison avec les grandes compagnies étrangères et Ariane Mnouchkine parmi les très grandes réalisatrices de ce temps.Le Songe d’une nuit d’été fut un adieu, sans doute provisoire, à l’œuvre, au texte, à l’auteur. En effet, avec Mai-68 commençait l’époque de la création collective. Installés pour l’été 1969 dans l’architecture phalanstérienne des «salines» de Ledoux à Arc-et-Senans (Doubs), mais gardant la nostalgie de la piste du cirque Médrano désormais condamné à la démolition, les gens du théâtre du Soleil se livrèrent à un travail d’improvisation sur le personnage et sur le masque du clown, avec des dimensions acrobatiques et musicales nouvelles pour eux.À partir des Clowns (1969), le théâtre du Soleil cherche le principe d’un grand spectacle populaire, fondé, non plus comme au temps de Vilar sur les chefs-d’œuvre de la culture classique, mais sur les mythes collectifs. Après avoir hésité entre les contes du folklore et la Commune de 1871, on s’arrêta au thème de la Révolution française, qu’on décida de théâtraliser en deux spectacles, centrés le premier sur 1789, le second sur 1793. C’est justement la préparation du premier de ces spectacles qui conduisit le théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes.La première parisienne de 1789 eut lieu le 26 décembre 1970. 1789 demeure la seule participation française marquante à une nouvelle pratique du théâtre, qui a commencé à se faire jour autour de Mai-68. On avait construit en bois brut, chevillé à l’ancienne, un quadrilatère de petites scènes, réunies entre elles par des passerelles, au centre duquel le public circulait librement, choisissant de lui-même, ou bien de s’asseoir sur ces gradins qui faisaient face au dispositif, ou bien de prendre place dans l’espace central, jouant alors le rôle de la foule révolutionnaire pour les bateleurs faisant parade sur les tréteaux et racontant l’histoire de la Révolution trahie par la bourgeoisie. L’histoire se théâtralisait elle-même, tantôt en retournant le théâtre contre lui-même (la nuit du 4-Août présentée comme un strip-tease de la noblesse), tantôt en lui donnant le sens d’une fête unanimiste (la prise de la Bastille revécue par les comédiens mêlés au public).1793 prenait le contre-pied de 1789 , parce que le nouveau spectacle mettait le précédent en question à travers les images que l’accueil triomphal du public en avait données aux comédiens: 1789 ouvrait le jeu révolutionnaire aux dimensions de la fête populaire, 1793 le refermait sur le lieu clos des sections de quartier. La volonté de dédramatisation y était poussée si loin qu’on ne voyait aucun des grands premiers rôles de la Révolution. Pour Ariane Mnouchkine, pour les membres de la troupe, et pour une partie de son public, 1793 est le spectacle le plus accompli du théâtre du Soleil, celui où le projet esthétique et le projet politique se fondent totalement. Il est vrai qu’on y assistait à un passage à la limite fascinant. Il est vrai aussi que, en l’absence des prestiges de la fête, l’importance quantitative du texte faisait mieux ressortir l’absence d’un véritable langage dramaturgique, celui que seuls les grands auteurs peuvent apporter au comédien. À la fin de 1793 , la radicalisation du discours politique théâtral, en l’absence d’un véritable texte, semblait finir en cul-de-sac.C’est pourquoi dans L’Âge d’or , les comédiens du Soleil ont cherché l’unité impossible du théâtre et de la vie, à partir d’une improvisation intégrale et d’un jeu de masques s’inspirant de la commedia dell’arte. La première de L’Âge d’or eut lieu le 4 mars 1975. De tous les spectacles du théâtre du Soleil, c’est celui qui a été le plus discuté. Aux uns, il a donné l’impression qu’Ariane Mnouchkine et ses camarades étaient en train de réinventer le théâtre, frôlant cette unité du théâtre et de la vie, le grand rêve d’Antonin Artaud, grâce à l’histoire d’un petit Arlequin arabe, travailleur immigré et clown, dont la mort a quelque chose de mystique; aux autres, l’absence d’un discours politique adulte et celle d’un langage dramaturgique consistant étaient rendues plus sensibles par l’ambition même du spectacle.Quand le rideau tomba sur la dernière représentation de L’Âge d’or , Ariane Mnouchkine avait déjà pris ses distances avec ce spectacle en élaborant un projet de film sur Molière, qui allait mobiliser les membres de l’équipe pendant deux ans (le film a été présenté à Cannes en 1978) et transformer la Cartoucherie en un grand studio autogéré. Le tournage du plan était à peine terminé que Jean-Claude Penchenat, avec sa propre compagnie du théâtre du Campagnol, était prêt à jouer une remarquable adaptation de David Copperfield , et que Philippe Caubère remontait au théâtre de la Tempête le petit théâtre de Molière construit pour le film et y jouait Dom Juan .Jusqu’au tournage de Molière , la créativité d’Ariane Mnouchkine ne fonctionnait qu’en accord avec toute la troupe; elle se confondait avec celle des magnifiques comédiens dont le film a révélé qu’ils pouvaient damer le pion aux vedettes du show-business; elle se confondait avec celle de Guy-Claude François, dont les dispositifs et les décors ont quelque chose des chefs-d’œuvre du compagnonnage, avec celle d’Erhard Stiefel, de Françoise Tournafond et de Fabrice Herrero dont les masques, les costumes et les accessoires ont fait en particulier du carnaval d’Orléans tel qu’il apparaît dans le film une sorte d’apothéose du théâtre du Soleil par lui-même. L’«après-Molière » se caractérise, lui, par un affaiblissement de la création collective et un retour aux textes. Le théâtre du Soleil réfléchit le problème de l’acteur dans son propre travail théâtral (Mephisto , 1979, d’après Klaus Mann). De 1981 à 1984, la série des Shakespeare (Richard II , La Nuit des rois , Henri IV ), dont le retentissement fut immense, a montré ce que pouvait être un théâtre de l’acteur à l’état pur, poussé jusqu’à «l’athlétisme affectif» selon Artaud, et capable de puiser dans les grandes traditions théâtrales du kabuki et du kathakhali.1985 marque le début d’une collaboration avec l’écrivain Hélène Cixous: c’est l’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge , que suivront L’Indiade (1987-1988) et La Ville parjure, ou Le retour des Érinyes (1994). Plus que jamais le théâtre s’inscrit dans l’histoire. Parallèlement, le théâtre du Soleil propose un nouveau cycle, centré cette fois sur la tragédie grecque: Les Atrides (1990-1993) réunit Iphigénie à Aulis d’Euripide et l’Orestie d’Eschyle. Une nouvelle fois se trouve posée la question des liens qui existent entre l’homme privé et la cité politique, d’une part, la pratique théâtrale, d’autre part. À quel prix la communauté réelle et la communauté utopique peuvent-elles coexister? Quant à la réflexion sur la façon dont le politique investit la sphère privée pour s’en rendre maître, elle conduit Ariane Mnouchkine à monter Tartuffe au festival d’Avignon en 1995.
Encyclopédie Universelle. 2012.